Pour les systèmes d'enseignement et de formation, la crise du coronavirus a été un révélateur : la digitalisation les a profondément transformés.
Sans être une remise en question des missions éducatives, le numérique a bouleversé les dispositifs d'enseignement et d'apprentissage. Zoom, MOOC, Wiki, laptop, data, algorithme, intelligence artificielle (IA), etc., ont remplacé la classe, le tableau noir, les cahiers, les devoirs et même parfois les profs. Pour sûr, post-Covia, les systèmes éducatifs ne s'en sortiront pas indemnes; le changement est inéluctable. Ainsi, tout le système des transferts de savoir va se transformer sous l'impulsion du numérique.
Les concepts changent, les mots aussi. Il faut apprendre le nouveau vocabulaire de la transformation.
Il suffit pour s'en convaincre de considérer les quelques nouveautés telles que :
• Google traduit en direct toutes les langues du monde sur mon téléphone mobile: apprendre les langues deviendra-t-il caduque?
• Les modes d'emploi et manuels se fondent dans les machines elles-mêmes... alors une inversion se produit, c'est la machine qui nous apprend comment elle fonctionne... (ce fut le cas anciennement du poste de télévision qui désormais s'autoprogramme).
• La réalité virtuelle (RV) imagine des contextes d'actions professionnels pour que l'apprentissage devienne réel. Le savoir navigue entre le virtuel et le réel et vice versa. La réalité augmentée (RA) opère dans le même registre avec des effets encore plus réalistes puisque la réalité se substitue au virtuel pur.
• L'IA augmente les savoirs en manipulant des « tonnes» de données. En tant qu'humain, il devient difficile de rivaliser... La tentation est grande de faire l'impasse sur certains savoirs pour se concentrer sur l'essentiel : l'algorithmique!
• La machine (ou l'IA) prédit ce qui va se passer ; elle est aussi capable de se corriger par elle-même. Quelle place reste-t-il à l'humain ? Quel savoir doit-elle favoriser ?
• Le training on the job supprime la classe!
Ces nouveautés soulèvent encore plus de questions:
• Les anciens dispositifs d'enseignement et d'apprentissage ont-ils un avenir? Quid de l'école, de la classe, du tableau noir, du cahier, etc. ?
• Où est la place de l'intermédiation (cf. le professeur) dans ces nouveaux dispositifs?
• Comment les territoires vont-ils se réorganiser si le savoir s'inscrit directement dans la matière, la machine, le dispositif digital?
• Quid du système actuel des diplômes et autres certifications?
Bref, un monde nouveau de l'enseignement et de l'apprentissage émerge. Il sera fait de machine learning. Les dispositifs d'enseignement qui favorisaient nettement l'humain dans « l'ancien monde» vont de plus en plus céder le pas aux machines. « L'école est finie», chantait déjà
Sheila en 1962. Le professeur remplacé par l'IA n'est pas de la science-fiction... c'est une réalité déjà bien présente dans certains sujets. On voit se multiplier des formations entièrement virtuelles : les MOOC. Les diplômés « zoom » sont sur le marché... le monde d'après est déjà là!
Décrire ce monde, c'est parcourir des expériences vivantes de cette transformation dans des lieux nouveaux que l'on va appeler « tiers-lieux». En effet, il est nécessaire de bien nommer chaque changement afin de bien identifier le comment et le pourquoi de cette évolution.
L'expérimentation tente de créer ses propres espaces afin d'échapper aux traditions. Supprimer la classe, par exemple, nécessite de créer de nouveaux dispositifs : Zoom a été pour beaucoup la solution. Mais plus profondément, les systèmes d'enseignement et de formation ont été transformés de manière radicale par le tsunami digital. C'est la montée en force de l'industrie 4.0 qui révolutionne notre société, nos institutions et nos lois. On peut déjà observer les lieux du changement que l'on va qualifier ici de « tiers-lieux». Pour beaucoup, ils ont déjà émergé car la digitalisation de la société se déploie depuis plusieurs décennies et ceci même si elle s'est nettement accélérée avec la pandémie. Les think tanks et les innovation parks sont anciens (plus de cinquante ans); les espaces comme les makerspaces et les FabLab sont plus récents, disons une vingtaine d'années. Le coworking et les hackathons plus récents encore. Mais des expériences encore plus nouvelles aussi voient le jour: l'«école 42», les «bacs à sable» industriels, les creative centers de l'industrie 4.0, etc.
On parle bien ici d'innovation dans les milieux industriels et académiques (avec orientation pratique comme les HES); cette quatrième révolution industrielle qui concerne les IoT, PIA, la 5G, le 3D printing, etc. C'est une révolution symboliquement portée par le machine learning (quatrième révolution industrielle), après la « machine à vapeur» (première révolution industrielle), la « machine-outil » (deuxième révolution industrielle) et la « machine-outil à commande numérique » (troisième révolution industrielle). On parle bien ici de lieux d'expérimentation des forces vives en mouvement.
Pour accrocher, auprès du grand public, les concepts et les expériences développés par l'industrie, on pourrait parler d'une nouvelle économie du savoir sous le nom de «savoir direct ». Cette expression montre bien le just-in-time qui caractérise notre ère. « Direct» parce qu'il se réalise en temps réel (IoT et téléphone mobile, Siri et IA, fabriquer et 3D, RV et lunettes/casque, etc.).
«Direct» parce qu'il s'effectue sans les intermédiaires (le consommateur devient partie prenante de la chaîne de la valeur, il est en quelque sorte un « consom'acteur»).
Développons un peu ce concept.
Empruntée à la démocratie directe suisse, l'idée d'une société directe, d'une économie directe ou du savoir direct tient en la capacité que devraient avoir les systèmes, les institutions à impliquer les partenaires et les usagers à l'élaboration des stratégies, à la sélection des options et à l'animation des activités.
Il faut ainsi voir dans la révolution du numérique une immense opportunité pour renverser le top down caractéristique des systèmes autoritaires ou centralisés. Pour la première fois dans l'histoire, une technologie pourrait favoriser la décentralisation, les réseaux et l'empowerment des citoyens, voire des consommateurs (consom'acteurs). On l'a bien vu avec le Web qui a pu créer des projets comme Wikipédia. Cependant, il ne faut pas minimiser les réactions négatives face à cette révolution numérique, comme semble le montrer l'action de certains gouvernements en voulant imposer un plus grand contrôle. Il y a toujours deux faces à une monnaie: comme s'il fallait payer le prix à une avancée technologique.
Mais dès lors que les consommateurs sont des « parties prenantes» (stakeholders) de l'économie produc-trice, ils participent alors aussi à la création de la valeur. Une dimension nouvelle s'ouvre. Cette dimension est, en quelque sorte, un prolongement du concept de la chaîne de la valeur établie par Michael Porter en 1985 mais s'adressant en particulier à une économie participative. Elle prend ainsi en compte le consommateur actif dans la production de valeur et l'intègre à tous les niveaux de l'activité des entreprises. On parle désormais de consom'acteurs pour désigner cet état de fait.
Ainsi, en introduisant l'intervention des consom'acteurs par sa double dimension de :
• créateur de contenant (action),
• créateur de contenu (savoir), on reconnaît le changement économique profond induit par le customer empowerment que l'on observe notamment dans les industries reposant sur Internet. La représentation désormais classique de la chaîne de la valeur de Michael Porter s'en trouve complètement modifiée. Une économie non linéaire, complexe et participative peut ainsi émerger.
La production du savoir devient, dans ces conditions, elle aussi directe. Car le consom'acteur est aussi un apprenant'acteur. C'est le centre de la transformation : de passif à actif. Le savoir se transmet plus que jamais dans l'action. Plus encore dans l'action directe. Plus de temps mort : on apprend en faisant. Les lieux s'adaptent à cette réalité. On va les appeler pour l'instant les « tiers-lieux ».
Un article de Jeffrey Huang, Beth Krasna et Xavier Comtesse pour Manufacture Thinking