Face au numérique, l'école est contrainte de se réinventer
Photographie de Thierry Parel
Christophe Wagnière et Céline Lucas
L'école, c'est une évidence, doit s'adapter à la disruption que provoque l'émergence galopante du numérique. C'est pourquoi apparaissent aujourd'hui des méthodes pédagogiques innovantes où le rôle de l'enseignant est redéfini, parfois de manière plutôt radicale. L'École 42, qui a ouvert ses portes l'été 2021 à Lausanne, en constitue un exemple frappant puisque cet établissement se passe tout simplement d'enseignants.
Cela dit, cette vision de la pédagogie ne sort pas de nulle part. Il y a un siècle déjà, des personnalités originales ont songé à repenser le modèle enseignant-élève, à l'image de Rudolf Steiner ou encore de Maria Montessori. Cette dernière, médecin et pédagogue, n'avait pas pour but de transmettre un savoir préétabli à l'enfant mais de cultiver son propre désir d'apprendre et de découvrir. Selon elle, l'enfant doit se développer seul grâce à un environnement favorable et à sa propre motivation. Il est le déclencheur de son apprentissage. Cette manière de concevoir l'enseignement était révolutionnaire pour l'époque et elle l'est aujourd'hui encore d'une certaine manière. Mais la révolution pédagogique est en marche et il ne fait pas de doute que les jours du modèle traditionnel sont comptés.
Si l'école va être repensée, elle le doit aussi pour une autre raison : l'apparition des milléniaux, ces jeunes gens qui appréhendent le monde d'une manière très différente de celle des générations précédentes. Ceux que l'on surnomme digital natives, parfois avec un brin de condes-cendance, sont du genre à jouer d'emblée et à lire le mode d'emploi d'un jeu après coup.
Le carcan scolaire, très peu pour eux, même si l'on ne saurait en tirer une généralité.
Cependant, pendant la crise du Covid, on s'est rendu compte que l'enseignement à distance mettait au jour certaines lacunes plutôt basiques : si les élèves sont à l'aise avec un smartphone et les applications comme Instagram, TikTok ou autres, un certain nombre d'entre eux galèrent pour insérer une pièce jointe à un e-mail ou à renommer des fichiers. Ils ont quand même besoin d'une émulation collective pour progresser.
On peut dès lors citer l'exemple initié par l'école d'informatique française Epitech qui a développé une méthode pédagogique basée sur le gaming où l'on apprend par équipe avec ses pairs. Ce concept original a fait tilt dans l'esprit de Xaviel Niel, patron de Free en France et de Salt en Suisse. I lui a cependant trouvé deux défauts rédhibitoires: on n'y forme que 100 étudiants par année pour un coût unitaire de 30'000 euros. D'où son idée d'en former 1'000 par an et cela gratuitement.
C'est sur ces bases que l'homme d'affaires a lancé, en 2013, le concept de l'École 42, lieu d'enseignement de l'informatique dont la particularité consiste à se passer tout bonnement de professeurs et de cours. Elle est orientée 100% projets et pratique afin de développer des compétences techniques et sociales proches, des conditions réelles qui ont cours dans les entreprises œuvrant dans le domaine du numérique. Elle a pour objectif de permettre à un maximum de jeunes et de moins jeunes d'accéder aux nouveaux emplois nés de la transformation digitale. En ce sens, elle répond aux besoins d'une frange complète de notre économie.
Aujourd'hui, plus de 10'000 étudiants sont sortis de cet établissement et le phénomène s'amplifie. Il a même essaimé en Suisse, avec l'ouverture d'une École 42 du côté de Lausanne.
Entretien avec son directeur, Christophe Wagnière
Une école d'informatique gratuite, sans profes-seurs, sans pré-acquis et qui mise sur l'émulation entre étudiants: c'est le principe de l'Ecole 42, à Lausanne, dirigée par Christophe Wagnière.
Un modèle qui préfigure une forme d'enseignement prometteuse.
Le modèle ultradominant du professeur qui donne son cours va céder du terrain, Christophe Wagnière
L'établissement, qui a ouvert ses portes l'été 2021, a pour particularité de fonctionner sans professeurs. Des centaines d'informaticiens vont s'y former en immersion. Il s'agit d'une réponse au manque chronique de praticiens sur le marché. Ancien directeur des systèmes d'information
à la HES-SO, Christophe Wagnière pense que cette école préfigure l'un des modèles qui vont se développer le plus à l'avenir, " Il n'est pas exclusif, car il ne correspond pas au mode de fonctionnement de tout le monde", souligne-til. Ce qui est très intéressant, c'est que notre modèle est assez proche de celui de la formation professionnelle originelle. Le modèle 42 privile-gie la pratique alors qu'on a eu tendance à académiser le CFC.
Cet adepte de jeux vidéo baigné par l'esprit start-up web des années 1990 observe que les 182 candidats sélectionnés après un test initial sont soit des gens avec des profils atypiques, style haut potentiel ou Asperger, soit des gens sortant un peu du cadre. Et n'allez pas penser que tous sont des milléniaux: la moyenne d'age s'élève à 28 ans. « Le plus âgé a 56 ans! Nous comptons beaucoup de gens que leur activité professionnelle ne nourrit pas au niveau du sens de la vie. Près de 18% ont 35 ans et plus. »
La numérisation galopante de notre société inquiète le monde du travail et de l'enseignement.
À raison? Le directeur de l'École 42 Lausanne observe que le monde du travail change et que cela ne va pas s'arrêter: « Le monde évolue, mais on s'adapte. On l'a vu il y a plus d'un siècle avec l'automatisation. Cependant, tous ceux qui perdent un job qui disparaît ne vont pas pouvoir reprendre une activité facilement. L'École 42 crée des opportunités de rebondir dans d'autres métiers. Il existe un vrai enjeu sociétal d'accompagner la transformation car elle va très vite. »
On effectue par ailleurs moins d'heures de travail aujourd'hui qu'avant, une tendance qui va croître, donnant la possibilité d'avoir des heures d'activité à valeur ajoutée.
Et la formation continue, dans tout cela ? Pour Christophe Wagnière, le problème est le suivant : on fait de la formation continue dans le métier que l'on exerce. Il juge dès lors indispensable de faire évoluer le travail des employés, de les former au bon moment et de proposer du mentorat d'entreprise pour les amener à progresser et à se diversifier. « L'enseignant traditionnel, s'il veut durer, va devoir être plus original que Google et YouTube réunis. S'il propose des activités, de l'accompagnement, il va pouvoir durer. »
Lorsqu'on lui demande d'évoquer les compétences qui seront nécessaires dans vingt ans, le directeur se réfère à un « excellent référentiel» élaboré par le World Economic Forum. Il voit ainsi trois compétences clés: apprendre à apprendre pour être en apprentissage perma-nent, être créatif en trouvant des solutions originales à des problèmes que l'on n'a pas encore connus et, enfin, développer ses compétences sociales. « A ce propos, glisse-t-il, je ne crois pas au travail à distance, hors situation exceptionnelle, car on est avant tout un être social qui a besoin d'être collaboratif. » Il en évoque une quatrième : la résilience, « car on est dans un environnement qui ne va pas aller vers le simple et le mieux »...
Ces soft skills sont importantes en lien avec les besoins futurs de l'économie. Christophe Wagnière juge important que les écoles soient connectées en temps réel aux entreprises. « Je viens de la HES-SO: nous avions une séance annuelle avec les acteurs de l'économie. Ils sont demandeurs, mais le monde académique ne les écoute pas assez. Ce dernier forme ses étudiants pour qu'ils deviennent intelligents, alors que nous, nous préférons former les gens pour qu'ils aient du travail. Les anciennes écoles d'ingénieurs répondaient aux besoins de l'économie, mais l'académisation de ces filières a éloigné celles-ci de l'économie. L'École 42 nous oblige, de par son mode de financement, à être très étroitement liés aux acteurs de l'économie, à comprendre rapidement l'évolution de leurs besoins et à les mettre en place. »
Bien que l'expérimentation pédagogique ait de tout temps connu des courants d'idées favorisant l'élève (Montessori, Steiner, Piaget, etc.), le cas de l'École 42 prend un nouveau virage grâce au numérique. Ce n'est pas seulement apprendre le plus possible par soi-même (apprendre à apprendre), être créatif (inventer) et collaboratif (socialisation), c'est réécrire toute chose. En effet, l'informatique (c'est l'unique branche de l'école) a atteint aujourd'hui le paroxysme de son art : sa capacité à réinventer un monde nouveau grâce aux big data et à l'intelligence artificielle (IA).
Donc, l'apprentissage de cette discipline est au cœur de la transformation sociétale. De cette école sortiront des programmateurs de notre avenir numérique. Il faut regarder cela attentivement.
Par Jean-François Krähenbühl pour le livre École 4.0, 2022
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